Par Christophe Gouache (Strategic Design Scenarios)
« Nous avons les apparences d’une démocratie, nous avons les rituels d’une démocratie, nous avons la conviction que nous avons une démocratie. Mais quand vous analysez ce que nous avons réellement par rapport aux fondements même d’une démocratie : des citoyens égaux dans un système politique égal. Nous sommes loin d’une démocratie aujourd’hui », nous dit Lawrence Lessig (professeur de droit à l’université de Harvard) en parlant de la démocratie américaine. Bien que cette vision fasse référence à une réalité outre-Atlantique, on ne peut s’empêcher de lui trouver un certain écho amer avec nos propres démocraties en Europe.
Des démocraties en peine
« Beaucoup, partout à travers le monde, sont insatisfaits du fonctionnement de la démocratie » (Rapport Pew, 2019). Les démocraties « souffrent d’un manque de confiance et de participation des citoyens » (DeBardeleben, Pammett, 2009). La démocratie est par essence la « gouvernance/pouvoir pour et par le peuple ». Dans nos démocraties modernes et occidentales, la démocratie s’exprime à travers le modèle de la démocratie dite representative. Le peuple élit des représentants qui ont pour mandat de gouverner, de décider et de faire des choix pour lui, en son nom et dans son intérêt (que cela soit en démocratie parlementaire ou présidentielle). Pourtant, au cours de la dernière décennie, le modèle de démocratie représentative est remis en question (Michels, 2010).
Malgré le vote obligatoire en Belgique (qui limite l’effet, rencontré ailleurs, de représentants élus par moins de 20 ou 10% de la population en comptant l’abstention, le partage des voix entre les candidats, etc.) la légitimité des élus est régulièrement questionnée. ‘Parrainage des candidatures électorales, seuil électoral, limitation du droit d’antenne électoral, absence de financement individuel des campagnes, financement exclusif des partis représentés et absence de réglementation de la procédure de sélection des candidats au sein des partis politiques’ sont autant d’obstacles qui prive effectivité de l’éligibilité universelle, nous explique Anne-Emmanuelle Bourgaux, professeure de Droit constitutionnel à l’UMONS-ULB. Elle ajoute que tout cela ‘témoigne d’une tendance inquiétante du pouvoir à freiner son renouvellement et à décourager l’arrivée des nouveaux venus’ (nouveaux partis et candidats non professionnels de la politique).
Dans le même temps, les politiques (en Belgique mais aussi dans de nombreux pays d’Europe) apparaissent en partie inefficaces pour répondre, résoudre et faire face aux multiples défis sociétaux que l’on rencontre (enjeux climatiques, sociaux, migratoires, économiques). Par ailleurs, la structure bureaucratique et technocratique de nos démocraties est également dénoncée comme l’une des nombreuses raisons qui expliquent l’incapacité de nos gouvernements à répondre avec agilité et ingéniosité à ces pressants défis. « Les citoyens sont, de plus en plus, sceptiques quant aux vertus, aux capacités et au bon sens de leurs représentants » (Nabatchi, Leighninger, 2015). ‘La démocratie, en tant que mode d’organisation de l’État, est réduite – dans la perception des citoyens – à une série d’élections territoriales concurrentielles acharnées de dirigeants politiques qui briguent des postes législatifs et exécutifs’ (Fung, 2001). Le manque d’intégrité de [certains] représentants élus – souvent révélé par des scandales publics réguliers – contribue également à cette méfiance croissante que les citoyens ont à l’égard des gouvernements (nationaux comme locaux).
Nous savons que « la confiance est un ingrédient essentiel, mais trop souvent négligé, de la réussite de l’élaboration des politiques » (OCDE, 2013) et, dans une certaine mesure, d’une démocratie saine et véritable. La Commission Européenne elle-même reconnaît la nécessité de renouer avec les citoyens et appelle à « une Europe plus proche des citoyens », à la fois au niveau de l’UE (c’est-à-dire la participation des citoyens aux débats sur l’élaboration des politiques de l’UE) mais aussi au niveau local par le biais de « stratégies de développement menées au niveau local et d’un développement urbain durable dans toute l’UE » (Commission européenne, 2018). ‘Pour éviter un recul de la démocratie, il faut approfondir et élargir la participation’ (IDEA, 2017).
La participation citoyenne comme moyen pour rafraîchir la démocratie ?
La participation des citoyens contribue à une meilleure démocratie (Michels, 2011). Lawrence de Graaf (professeur à l’École de politique et d’administration publique de Tilburg, Pays-Bas) explique qu’en « impliquant les parties prenantes et les (groupes de) citoyens à un stade précoce de la fabrique des politiques publiques, plutôt qu’en les consultant juste avant la phase de mise en œuvre, nous pouvons créer un portage plus large des décisions publiques et, par conséquent, rendre les politiques publiques plus efficaces et plus légitimes ». En outre, « la participation des citoyens à l’élaboration des politiques publiques permet aux pouvoirs publics de bénéficier de sources d’information, de perspectives et de solutions potentielles plus vastes, et améliore la qualité des décisions prises » (Michels, 2010).
Non seulement une plus grande participation des citoyens peut permettre une meilleure gouvernance et de meilleures politiques publiques, mais « les gens dans le monde entier réclament à grands cris d’avoir davantage leur mot à dire dans les décisions publiques qui ont le plus d’impact sur leur vie », déclare le Dr Carolyn J. Lukensmeyer (Directeur du National Institute for Civil Discourse de l’Université d’Arizona, USA). ‘Partout dans le monde, les citoyens demandent de nouvelles formes de démocratie, dans lesquelles leur participation va au-delà des urnes et de la consultation symbolique’, ajoute le professeur John Gaventa (Directeur de recherche à l’Institute for Development Studies, G-B). Il apparaît clairement que la démocratie participative et l’engagement citoyen dans l’élaboration des politiques publiques vont au-delà de la « simple » consultation dans laquelle « le gouvernement demande et reçoit les réactions des citoyens sur l’élaboration des politiques publiques ». Nous nous dirigeons vers une participation active des citoyens et une coproduction de l’élaboration des politiques publiques.
Selon l’OCDE, la participation active des citoyens signifie ‘que les citoyens eux-mêmes jouent un rôle dans la discussion sur l’élaboration des politiques publiques, par exemple en proposant des options et alternatives. Toutefois, la responsabilité finale de l’élaboration des politiques publiques ainsi que la décision incombe à l’autorité publique. La participation des citoyens à l’élaboration des politiques publiques est une relation bilatérale avancée entre le pouvoir public et les citoyens, fondée sur un principe du « partenariat »’.
Cette logique de ‘citoyens-partenaires’ comme le nomme l’OCDE colle assez bien à l’approche développée au sein du projet de recherche-action participative VILCO. En effet, VILCO cherche à développer une pratique et une culture de la collaboration entre les (collectifs de) citoyens et les pouvoirs locaux. La participation des citoyens aux décisions publiques n’est pas seulement une « bonne chose à faire sur le plan démocratique », mais une manière concrète d’améliorer les décisions, les politiques et les services publics.
La place des habitants-citoyens ‘actifs’
Au niveau local, il apparaît très clairement que « de plus en plus de personnes prennent l’initiative de rendre leur quartier plus vivable, par exemple en contribuant à l’entretien des aires de jeux ou des espaces verts. En conséquence, la relation entre le gouvernement et la société change » (Gouvernement néerlandais, 2019). Ces « citoyens engagés » au niveau local sont parfois appelés « citoyens actifs ». Comme l’indique le gouvernement néerlandais, ces « citoyens actifs ne veulent pas que le gouvernement fournisse des solutions standard pour tout. Ils préfèrent une approche sur mesure et des autorités qui pensent avec eux » (Gouvernement néerlandais, 2019), ils [les citoyens] veulent prendre part au processus de décision – ou en d’autres termes avoir leur mot à dire – et veulent que les autorités locales soient plus « collaboratives ».
Bien sûr, parler de « citoyens actifs » soulève immédiatement la question de savoir de qui nous parlons lorsque nous disons « citoyens actifs » et ce qu’il faut pour être qualifié de « citoyen actif » – ou de « citoyen inactif » ? –. Staffan Nilsson (président du Comité économique et social européen (CESE)) déclare que « la citoyenneté active est le ciment qui maintient la société ensemble ». Un « citoyen actif » est – pour simplifier – tout individu qui participe activement à la vie publique, à la vie sociale et aux affaires de sa communauté, sa commune, son quarier, et qui y apporte une contribution positive.
Dans cette perspective, les initiatives citoyennes de VILCO, qu’elles soient Quartiers Durables ou Mouvements en transition, rentrent bien dans cette acception de la citoyenneté active.
Des cas de participation des citoyens aux décisions publiques, que ce soit au niveau national ou local, peuvent être facilement trouvés au cours des dernières décennies. Cependant, au cours des dernières années, les expériences, les projets, les actions, les outils, les méthodes, les guides, les cas où s’expriment une démocratie plus participative se multiplient à un rythme jamais vu auparavant. Ils touchent tous les sujets/thèmes, varient en formats, longueurs, périmètres, etc. Parmi les nombreuses expériences, on peut citer par exemple : les budgets participatifs (Brésil), les assemblées de citoyens, les conseils de quartier, les jurys de citoyens, les panels de citoyens (France), les rencontres citoyennes (Belgique), les débats publics (Bulgarie, France, etc.), le pool de citoyenneté (Italie), les forums de citoyens, les conseils de jeunes, le Droit d’interpellation des citoyens (Belgique), G1000 (Belgique), Fonds de participation des habitants (France), processus de délibération des citoyens, maisons de la participation (Belgique), série télévisée « Demandez au maire » (Bosnie-Herzégovine), audition publique non conventionnelle (Hongrie), plateformes numériques de participation des citoyens (Espagne), etc. Nombre de ces cas ou expériences peuvent être considérés comme des « innovations démocratiques », car ils vont au-delà des « formes institutionnalisées traditionnelles de participation citoyenne » (Smith, 2009), comme les élections compétitives, les référendums, les réunions de quartier, les enquêtes publiques urbaines, etc. Elles sont spécifiquement conçues pour « accroître et approfondir la participation des citoyens au processus de décision politique » (Smith, 2009).
Collaborer avec les habitants ? C’est pas tout à fait naturel !
Toutefois, la participation des citoyens n’est pas – pour la plupart des villes – une pratique naturelle et habituelle pour les autorités publiques. Les autorités publiques n’ont pas une culture de la participation (même dans leur fonctionnement interne). Et même si « l’engagement en faveur de la participation des usagers et des citoyens s’accroît, les nouvelles méthodes de travail avec les citoyens représentent un défi pour nombre de ceux dont la formation professionnelle leur a appris à se distinguer de ceux à qui ils fournissent des services. Elles peuvent également constituer une menace pour les élus qui se considèrent comme les représentants légitimes du peuple » (Barnes, 2008). En outre, « les citoyens, les décideurs et les hommes politiques ont souvent des idées diamétralement opposées sur la nature et l’essence des nouveaux formats participatifs. Les citoyens sont principalement intéressés par une participation directe aux processus de décision politique, alors que les hommes politiques recherchent surtout de nouvelles formes de communication qui n’entraînent pas de changements fondamentaux dans le processus d’élaboration des politiques existantes » (Hierlemann, 2019).
On peut dire que la participation des citoyens n’est pas tellement présente dans l’ADN de la culture administrative et politique en général (bien entendu, les démarches de type Agenda 21 ont contribué à développer des formes de participation citoyenne au sein des communes, toutefois, elles peinent souvent à déteindre sur l’ensemble de l’administration au-delà du service ou de la direction en charge de l’agenda 21). L’expérience de VILCO a confirmé cet enjeu bien que certains pouvoirs locaux aient déjà engagés des démarches institutionnelles prometteuses dans ce sens (comme la création du service Bruxelles Participation à la Ville de Bruxelles par exemple). La participation des citoyens demeure encore quelque chose de relativement nouveau – et de perturbateur – pour la plupart des pouvoirs locaux. Il est important de noter, toutefois, que les dernières élections locales ont donné un véritable coup d’accélérateur aux approches participatives (et VILCO en a largement bénéficier à mi-projet), ce qui donne un véritable espoir de voir se multiplier les pratiques participatives et collaboratives.
Le chemin est long, semé d’embûches, mais la démocratie en vaut la peine.